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Le nombre importe peu. Il ne s’agit pas d’un recensement, d’une liste griffonnée sur un bloc-notes ni d’une rodomontade. Les statistiques dénaturent l’intention et la signification. Mon bilan est donc ambigu. Copines, épouses, rencontres d’un soir, partenaires rétribuées. Dans les premiers temps, des filles chastes. Par la suite, une rafale de succès flatteurs. Dans mon cas, la quantité ne veut pas dire grand-chose. Et le contact ultime encore moins. Dès le départ, j’étais un spectateur. L’accès visuel était pour moi synonyme de conquête. La Malédiction a fait mûrir mes dons de narrateur. Auparavant, mon regard de voyeur les avait affûtés. Avec trente ans d’avance, le gamin que j’étais a vécu une version pour mômes des vies tordues de mes héros.
Nous regardons. Nos globes oculaires abolissent les distances et nous tournons en orbite. Nous reluquons les femmes. Nous sommes en quête de quelque chose d’énorme. Mes héros ne le savent pas encore. Leur créateur encore vierge n’en a pas la moindre idée. Nous ne savons pas que nous déchiffrons des personnages. Nous regardons afin de pouvoir un jour cesser de regarder. Nous avons désespérément besoin des valeurs morales d’une certaine femme. Nous La reconnaîtrons lorsque nous La verrons. En attendant, nous continuerons de regarder.
Un document témoigne de ma fixation précoce. Il est daté du 17 février 1955. Il précède de trois ans la Malédiction. C’est un tirage sur papier Kodak en noir et blanc, qui représente un terrain de jeu.
Une cage à poules, deux toboggans et un bac à sable encombrent le premier plan. Je suis debout, seul, sur la gauche. J’ai l’air d’une grande perche, les cheveux en bataille. Il est évident que je suis un gamin perturbé. Quelqu’un qui ne me connaît pas me classerait tout de suite môme à problèmes qui en bave tous les jours. J’ai des yeux de fouine. Ils sont braqués sur quatre fillettes, qui forment un groupe sur la droite de l’image. La photo regorge d’enfants qui jouent allègrement avec divers objets. Mais moi, je suis recroquevillé sur moi-même, absorbé par mon examen. J’observe ces gamines avec une intensité ahurissante. À cinquante-cinq ans de distance, je vais relire mes propres pensées.
Ces quatre filles préfigurent l’Autre. Je suis un jeune luthérien pieux. Il ne peut y en avoir qu’une. Est-ce elle, elle, elle ou Elle ?
Je crois que c’est ma mère qui a pris cette photo. Un adulte impartial aurait recadré la scène pour en exclure le gamin caractériel. Jean Hilliker à 39 ans : teint pâle et cheveux roux, noués derrière la tête avec la raie au milieu – mes traits et mon regard intense, avec une grâce sûre d’elle-même que je n’ai jamais possédée.
La photo décore un rebord de fenêtre. J’étais encore trop jeune pour rôder à ma guise et coller mon visage au carreau. Mes parents se séparèrent un peu plus tard cette même année. Jean Hilliker obtint le droit de garde. Elle obligea mon père à faire sa valise et l’envoya crécher dans un appartement minable à quelques pâtés de maisons plus loin. Je me tirais en douce pour lui rendre de petites visites. Sur le chemin, les buissons trop hauts et les stores baissés me bloquaient la vue. Ma mère m’apprit que mon père l’espionnait. Elle le sentait. Elle me dit qu’elle avait trouvé des traces de doigts sur la vitre de sa chambre. J’ai lu le dossier de divorce des années plus tard. Mon père y avouait ses activités de voyeur. Il les justifiait par son désir de dénoncer l’immoralité intrinsèque de ma mère.
Il l’avait vue faire l’amour avec un homme. Sur le plan légal, cela ne justifiait pas sa présence derrière la fenêtre de ma mère. Les fenêtres étaient des balises. Moi, le gamin détraqué, je le savais déjà alors que je me ruais vers la Malédiction. Et c’est moi qui devais, dix ans plus tard, m’introduire chez des gens en passant par les fenêtres. Mais moi, je savais comment ne jamais laisser de traces. C’est grâce à mon père et ma mère que j’avais appris cela.
Elle avait du cran. Lui avait le bagout et le sourire d’un escroc. Elle travaillait sans cesse. Lui fuyait le travail et manigançait toujours diverses combines, comme le sergent Bilko de la série comique Tu ne seras jamais riche ou George le Caïd du feuilleton Amos & Andy. Le pasteur de notre église l’appelait « l’homme blanc le plus paresseux du monde ». Il avait une queue de quarante centimètres. Elle dépassait de son caleçon. Tous ses amis en parlaient. Ce n’est pas une interprétation des faits sortie du cerveau d’un môme perturbé.
Jean Hilliker prenait des bitures au bourbon et balançait du Brahms à pleins tubes sur l’électrophone.
Armand Ellroy était abonné à des feuilles à scandales et à des magazines pornos. J’avais le droit de passer chez lui deux jours par semaine. Il me laissait regarder par la fenêtre donnant sur la rue et tripatouiller ses jumelles. Mon neuvième anniversaire arrivait. Ma mère m’acheta un costume neuf pour aller à l’église. Mon père me demanda ce que je désirais. Je lui répondis que je voulais une paire de lunettes à rayons X. J’avais repéré une publicité pour cet article dans un illustré.
Il ricana et dit qu’il était d’accord. Il envoya par la poste un billet d’un dollar. Je trompai mon impatience grâce à des tâches assidues. Je dressai des listes de toutes les filles de l’école et de l’église que je pourrais voir nues. Je concoctai des bricolages pour fixer les lunettes à mon périscope-jouet. Cela me procurerait un accès instantané à toutes les fenêtres.
J’attendis – mars, avril, mai 1957. La fin du printemps puis l’été tout entier. Aucun moyen de me renseigner sur ma commande. Bien obligé de faire confiance au fabricant, à son honnêteté et à sa conscience professionnelle.
L’attente perturba mes fantasmes. Je me dispersai dans de nouvelles directions. J’allais m’asseoir dans la penderie de ma mère. J’adorais l’odeur de sa lingerie et de ses uniformes d’infirmière. Je fauchai les jumelles de mon père pour épier une voisine. Je la vis glisser la main sous son chemisier et soulever la bretelle de son soutien-gorge.
Automne 57. La Longue Attente[1]. Mickey Spillane a écrit un livre qui porte ce titre. Spillane était le roi du thriller anticommuniste. Mon père avait une étagère spéciale pour les œuvres de Spillane. Il me disait : « Tu pourras les lire quand tu auras dix ans. »
C’était la Saison de ma Considérable Confusion. Elle ne tarda pas à se liquéfier dans l’Hiver Livide de mon Mécontentement de Môme Mal dans sa Peau. J’étais agité. Les informations télévisées me flanquaient la frousse. Les Russes venaient de lancer le premier Spoutnik. Des élèves noirs semaient la pagaille au lycée Central. Je redoutais Noël. Ma mère avait prévu un voyage à Madison, Wisconsin. Nous devions rendre visite à sa sœur. Ma tante Leoda avait épousé un catholique. Mon père la soupçonnait d’être une Rouge.
Les lunettes à rayons X arrivèrent enfin.
Mon père me tendit le paquet. Je déchirai l’emballage et je les mis aussitôt. Plissant les paupières, je tentai de voir quelque chose à travers deux bouts de cellophane teintée. Mon regard fit le tour du salon. La pièce avait pris une teinte turquoise.
Les murs ne fondirent pas. Je ne voyais pas le croisillon des lattes de bois à travers le plâtre. Mon père se moqua de moi. La maison de Sandra Danner se trouvait trois rues plus loin. Je piquai un sprint jusque chez elle, sans reprendre mon souffle.
Sandy et sa mère posaient sur la façade les guirlandes lumineuses de Noël. Je mis mes lunettes et les regardai intensément. Elles se moquèrent de moi. Sandy posa son index sur sa tempe et le fit tourner. Dans le langage des signes des années 50, cela voulait dire : Il est diiiingue.
Ces lunettes étaient une arnaque. J’avais lu dans le magazine Whisper des articles sur les escroqueries. Des faisans vendaient à des vieux des mines de plutonium dans les Alpes. Ils blousaient les gogos cacochymes qui finissaient à l’hospice. Je réduisis les lunettes en lambeaux de carton et de cellophane. Sandy Danner fit de nouveau le signe Il est diiiingue. Sa mère m’offrit un biscuit.
Je rentrai en courant à l’appartement. Mon père riait toujours. Il me donna mon lot de consolation : une balle de base-ball neuve. Je la lançai par la fenêtre. Mon père ricana et me dit de me bouger un peu. Il m’emmenait voir un film à Hollywood. C’était le soir même que je prenais l’avion pour aller dans l’Est.
Le film s’appelait Plunder Road[2] Des losers psychotiques pillent un train chargé de lingots d’or. Deux types de la bande ont des copines bien en chair. Elles portent des chemisiers ajustés et des pantalons corsaire. La salle était quasiment vide. Je m’avançai de plusieurs rangées pour mieux reluquer les nanas. En gloussant, mon père me bombarda d’amandes grillées, visant ma tête.
L’attaque du train tourne mal. Le Loser n° 1 et la Blonde n° 1 soudent les lingots d’or au pare-chocs avant de la voiture de la fille et les recouvrent de peinture argentée. Ils prennent le Hollywood Freeway, direction Tijuana. Un coup du sort intervient. Le Loser n° 1 et la Blonde n° 1 ont un accrochage. Un flic futé remarque la couleur jaune sous la peinture éraflée et met le grappin sur le Loser n° 1. La Blonde n° 1 fond en larmes. Ses gros nibards tressautent.
Le film me fout les jetons. J’en perds les pédales. Je n’ai plus envie de prendre l’avion pour Pine-de-Klebs, Wisconsin. Mon père m’emmène dans des petites rues de Hollywood, puis il remonte vers le nord par Cherokee Avenue. Il m’installe sur l’escalier d’une entrée d’immeuble. Il me dit qu’il a à faire à l’intérieur et qu’il en ressortira dans une heure. Il me donne un illustré et me dit de ne pas partir en vadrouille.
J’étais un môme-aux-idées-mal-placées-avec-un-fond-de-religiosité. Par conséquent, mon détecteur de bobards se mit en route aussitôt. Ma mère avait confié à une amie que mon père était un cavaleur. J’avais entendu mon père utiliser l’expression « baisodrome ». J’en conclus ceci : il est en train de sauter la Blonde n° 1 du film.
Je remarque une bouteille de vin ordinaire, à moitié pleine, près des boîtes à lettres. Je la vide d’une traite et je me sens crétin et euphorique. Je suis bourré. Je pars en expédition pour mater aux fenêtres.
Cherokee Avenue, au nord de Sunset Boulevard. Des immeubles de style espagnol et de petites résidences constituées de maisons basses. Les fenêtres entourées de guirlandes de Noël. Des rez-de-chaussée dont les rebords de fenêtres ne sont pas très hauts. Le perchoir idéal d’un gamin grand pour son âge et qui meurt d’envie de REGARDER.
J’étais paf. C’était il y a cinquante-trois ans. Je sais que je n’ai pas vu la Blonde n° 1 ni mon père en train de s’envoyer en l’air. Je sais que j’ai vu un gros type retourner des steaks hachés sur son gril. Je sais que j’ai vu une femme maigre qui regardait la télé.
Brusquement, tout se brouille. Coma éthylique – à 9 ans.
Je me rappelle un voyage nauséeux en taxi. J’habite de nouveau chez ma mère à Santa Monica. J’ai mis le costume neuf qu’elle m’a acheté pour aller à l’église. Nous sommes en avion. Jean Hilliker porte un tailleur en serge bleue, et elle tient un manteau sur son bras. Ses cheveux roux sont attachés par une barrette en écaille. Elle boit un bourbon soda et fume une cigarette.
Je me penche vers ma mère. Elle se méprend sur mes intentions et m’ébouriffe les cheveux. J’avais envie de me blottir contre elle et de goûter au bourbon. Elle ne s’en doutait pas.
Je m’assoupis. Jean Hilliker s’assoupit. Je me réveille et je la regarde dormir. Elle a 42 ans, à présent. Elle boit plus qu’avant. Son visage en porte les traces. Elle a repris le nom de « Hilliker » une fois le divorce prononcé. C’est un choix qui me stigmatise. D’un côté, son orgueil ; de l’autre, mon identité écartelée. Je liquide le fond de son cocktail et j’avale la cerise. Cela me procure une dose d’alcool supplémentaire. Je vois une femme entrer dans les toilettes au fond de l’avion.
Je m’y rends sans me presser et je me poste près de la porte. Des adultes passent près de moi sans m’accorder la moindre attention. Plusieurs femmes utilisent les toilettes. Je traîne dans les parages et j’entends cliqueter le verrou. Quand elles ressortent, elles me jettent un regard noir. Je lis sur leurs visages un blâme de dimensions bibliques. Une passagère entre et oublie de verrouiller la porte. Je fais irruption résolument-mais-comme-par-accident. La dame hurle. Je vois des bas fins en nylon et quelques centimètres carrés de peau.
Coincée entre deux lacs, la ville de Madison, Wisconsin, était aussi pétrifiée par le froid qu’une merde de pingouin. Un pré couvert de neige bordait la maison de tante Leoda. Le premier jour, je me retrouve embarqué dans une bataille de boules de neige. Je prends en pleine figure une boule recouverte d’une croûte de glace, qui ébranle plusieurs de mes dents déjà chancelantes. Je m’enferme dans une chambre du fond pour broyer du noir.
Mes cousins sont sortis, pour jouer aux enfants-ravis-que-Noël-soit-proche. Jean Hilliker est sortie avec tante Leoda-la-mocheté et Oncle Ed-le-gros-lard. Ed vend des Buick. Ma mère lui a acheté une berline rouge et blanc. Son idée : rentrer à Los Angeles en voiture après la Saint-Sylvestre.
Moi, je ressassais. C’est une activité qui nécessite de longs moments seul dans le noir. J’en profitais pour penser aux filles de l’école. Dans ma tête, je passais en revue les filles que j’avais vues à l’école ou à l’église. C’était une galerie purement visuelle. Je n’y ajoutais pas de scénarios. Essentiellement, je n’ai fait que méditer jusqu’à aujourd’hui. Je m’allonge dans le noir, je ferme les yeux et je réfléchis. Avant tout, je pense aux femmes. Assez souvent, je tremble et je sanglote. Mon cœur se gonfle au moment où des visages de femmes se fondent dans des aventures imaginaires improvisées dans l’instant. L’Histoire intervient. De grands événements publics se déroulent en contrepoint d’un amour profond. Des femmes entrevues une demi-seconde prennent une importance spirituelle égale à celle de maîtresses de longue date.
Pine-au-Cul, Wisconsin, c’était la zone. Ma bouche me faisait souffrir. Cette saloperie de boule de neige m’avait fendu les lèvres. Je ne pourrais plus embrasser Christine Nelson, ma copine d’école. Mon père m’avait dit qu’il connaissait une actrice de télé du nom de Chris Nelson. Elle était mariée à un juif qui s’appelait Louie Quinn. Chris était nympho. Elle lui avait laissé entrevoir sa chatte pendant une soirée destinée aux gens du cinéma.
Les adultes rentrent. Ma mère m’a pris un bouquin à la bibliothèque. C’était un vrai roman pour enfants, rempli de trucs mystiques. Il y était question de sorcellerie, de sortilèges et de malédictions. Ma mère allume la lumière dans la chambre. Je suis obligé de lire plutôt que de méditer.
Le livre m’emballe. Je le dévore. J’ai l’impression qu’il a été écrit pour moi. Les trucs mystiques viennent tout droit de ma demeure ancestrale de Pétaouchnock, en Grande-Bretagne. Les potions magiques y abondent. Les sorciers s’enfilent des breuvages secrets qui leur donnent des visions. Cela ravit l’alcoolo et le toxico naissants qui sont en moi. Le texte tout entier étayait les traditions religieuses auxquelles je croyais alors et auxquelles je crois encore aujourd’hui.
Il existe un univers que nous ne pouvons voir. Il existe séparément du monde réel et de façon simultanée. Cet autre univers, on y entre par l’offrande de prières et d’incantations. On y vit entièrement dans les confins de son esprit. On chasse le monde réel grâce à une discipline mentale. On repousse le monde réel à force de volonté. Votre univers intérieur vous donnera ce que vous désirez et ce dont vous avez besoin pour survivre.
J’y croyais alors. J’y crois encore aujourd’hui. Mes nombreuses années passées dans les ténèbres m’ont confirmé que c’était pour moi un article de foi primordial. J’avais 9 ans à l’époque. J’en ai 62 aujourd’hui. Le monde réel a souvent fait irruption pendant mes séances dans le noir. Grâce à ce livre lu dans ma jeunesse, je me suis senti officiellement autorisé à rester allongé, immobile, pour imaginer des femmes. Je l’ai fait à cette époque. Je le fais encore aujourd’hui. Ce livre décrivait le pouvoir destructeur d’une invective formelle. L’idée même de la Malédiction ne me semblait pas prophétique vers la fin de l’année 1957. Ce n’était qu’un codicille à mon permis de fantasmer.
Je possède une mémoire merveilleusement affûtée. Le temps que j’ai passé dans le noir a amélioré ma capacité à évoquer un souvenir dans ses moindres détails. Ma férocité mentale s’est affirmée dès mon plus jeune âge.
J’ai eu besoin d’une Malédiction quelques mois plus tard. J’y étais insolemment bien préparé.
La nouvelle Buick est une énorme charrette suréquipée. Elle a des pneus larges à flancs blancs et davantage de chromes que la guinde de la mort dans Plunder Road. J’ai envie de prendre le volant, de rouler à fond jusqu’à L.A. et de revoir mon père. J’ai hâte de reprendre ma vie fantasmée dans mon propre territoire.
Les adultes ont prévu une sortie en boîte de nuit pour la Saint-Sylvestre. Une jeune Allemande récemment immigrée vient nous servir de baby-sitter, à mes cousins et à moi. Elle est âgée de 17 ou 18 ans, criblée d’acné, et grassouillette. Elle porte un chemisier orné de rennes et une jupe en flanelle sur laquelle est brodé un caniche rose. Elle semble sortir tout droit des Hitler Jugend.
C’est moi qu’elle vient border en dernier, refermant derrière elle la porte de la chambre. Elle virevolte dans la pièce, mais sa présence a quelque chose de louche. Elle s’assied sur le bord du lit et me tapote un peu partout. Mon sentiment de malaise s’efface. Elle tire les couvertures et me suce la bite.
Ça me plaît et ça me révulse en proportion égale. Je le supporte trente secondes puis je repousse la fille. Elle lâche un chapelet d’injures en boche et quitte la chambre en vitesse. J’éteins la lumière et je me pose des questions sur cet avatar.
Je me sens agressé, plus physiquement que sexuellement. Je me souviens du livre des sortilèges. Je me dis que je pourrais concocter un élixir qui effacerait les souvenirs. En même temps, j’en profiterais pour créer une poudre qui me donnerait un regard aux rayons X. Je m’étais fait arnaquer, avec ces fameuses lunettes. Mon mélange spécial pour les yeux allait arranger ça.
Je me suis endormi en 57 et je me réveille en 58. Jean Hilliker et moi quittons Madison sous des rafales de neige. Les conditions empirent au bout de quelques heures. Nous franchissons la frontière de l’Iowa. La neige se transforme en glace. Ma mère gare la voiture sur le bas-côté et m’emmitoufle dans une couverture sur la banquette arrière. Les voitures n’ont plus d’adhérence et font des embardées sur la chaussée. Les roues dérapent sur le bitume verglacé. Les collisions à faible vitesse se multiplient. Des automobilistes imbéciles usent leurs pneus jusqu’à la trame en les faisant fumer sur la croûte de glace, et ils finissent dans les champs de maïs.
Jean Hilliker m’adresse un clin d’œil. Elle me fait un vrai numéro. J’ai mémorisé la séquence entière image par image. Elle porte un manteau marron et un foulard écossais sur les cheveux. Elle engage de nouveau la voiture sur la chaussée.
Je la regarde. Elle fume cigarette sur cigarette tout en manœuvrant. Elle a ôté ses chaussures et pousse les pédales de ses pieds gainés de bas nylon. Elle grignote du terrain en première. Tout autour de nous, des voitures valsent, se percutent et glissent en arrière. Jean ne quitte pas la voie pour véhicules lents et ses pneus droits mordent dans la boue du bas-côté. Des fragments de glace bombardent le pare-brise. Jean met le dégivrage en marche et la glace fond au contact de la vitre. Il règne dans la voiture une chaleur de hammam. Jean ôte son manteau. En dessous, elle porte un chemisier bleu à manches courtes. Je remarque à quel point ses bras sont pâles et ravissants.
De dérapage en dérapage, nous sortons d’une ornière boueuse pour retomber dans une autre. La voiture heurte les poteaux d’une clôture et perd son rétro droit. Jean scrute la chaussée à la recherche de secteurs épargnés par le verglas. Elle reste constamment devant les voitures qui chassent du train arrière et garde les yeux ouverts pour repérer les zones sûres. Elle guide le volant en douceur et le freine avec son genou gauche. Elle fume sans cesse, tenant sa cigarette entre ses phalanges exsangues.
Le temps se radoucit. Le verglas fond et la route devient praticable. Nous entrons dans l’enceinte d’un motel et prenons une chambre pour la nuit. Les murs offrent un mélange de montants apparents en bois et de moulures en plastique. Ma mère trouve un quatuor à cordes à la radio. Nous sommes trempés de sueur après son utilisation magistrale du dégivrage. Je prends ma douche le premier et je mets mon pyjama.
Elle était d’une humeur différente, ce soir. Pendant un moment, elle a pris la tête de la course qui l’opposait à mon père dans mon cœur insensé. Son regard était intense et ses yeux pailletés de gris d’une façon nouvelle. Elle souriait et lâchait un « hop là ! » chaque fois qu’elle percutait une boîte à lettres au bord de la route.
Je fais semblant de dormir. Elle sort d’un nuage de vapeur d’eau et, nue, se frotte avec une serviette. J’entrouvre à peine les paupières et je mémorise son corps pour la dix milliardième fois. Elle ne cache jamais sa nudité. Elle ne l’exhibe jamais non plus. Elle est infirmière diplômée. Sa nudité est toujours impassible, voire abrupte. C’est une femme qui a fait des études médicales et pour qui, sans aucun doute, l’activité sexuelle est une simple fonction corporelle. Elle avait envie que je lui demande comment les enfants viennent au monde. Elle avait envie d’affirmer son statut de mère éclairée et de premier membre de la famille Hilliker à avoir fait des études supérieures. Je ne voulais pas de réponses abstraites. Je voulais tout apprendre sur elle et sur le sexe d’une façon affriolante mais avec une approche mystique. Ce que je voulais, en proportion parfaitement égale, c’était Dieu et Elle, et son monde intime à elle.
Je l’avais déjà surprise in flagrante delicto. Avec ce crétin de Hank Hart, son premier flirt post-divorce. Ce jour-là, j’eus le temps de mémoriser les principes mécaniques de base de la manœuvre, avant de m’éloigner du pas de la porte. Hank Hart avait perdu un pouce dans un accident du travail sur une perceuse à colonne. Ma mère avait perdu le bout d’un mamelon à cause d’une infection survenue après l’accouchement. J’ai feuilleté la Bible et les feuilles à scandales de mon père, à la recherche d’éclaircissements sur le sexe et les organes concernés. J’ai trouvé la condamnation de l’adultère et des insinuations salaces. Pour obtenir mes réponses, j’ai recommencé à reluquer les femmes.
Le lendemain, on sort de la zone de la tempête de neige et on tourne à droite pour passer au Texas. Je lorgne les filles dans les voitures qui nous dépassent et je me gratte les couilles en douce. Ma mère m’apprend qu’on déménagera peut-être en février. Elle s’est entichée d’une maison dans la vallée de San Gabriel. Notre fric fond à vue d’œil. On claque un pognon fou en cheeseburgers et en motels rustiques. Avec ses quatre carburateurs, la Buick engloutit des tonnes de super. On s’arrête à Albuquerque et on va voir un film. C’est un nanar du genre aventure maritime intitulé Fire Down Below[3]. Les stars : Robert Mitchum, Jack Lemmon et Rita Hayworth.
Je montre le nom de Rita Hayworth au générique. Ma mère incendie l’écran du regard. Mon père connaît Rita La Roja depuis les années 30. C’était bien avant qu’il ne rencontre Jean, vers 1940. Rita était la fille d’une Anglo-Américaine et d’un aristocrate mexicain. Mon père travaillait comme croupier à Tijuana. Le père de Rita l’engagea pour servir de garde du corps à Rita et décourager les dragueurs. Mon père m’a dit qu’il avait trombiné Rita. Je ne peux pas confirmer cette assertion. Ce qui est sûr, c’est qu’il a longtemps été le larbin en chef de Rita – qui l’a viré vers 1950 parce qu’il était trop fainéant.
Mes parents, il n’était pas facile de leur coller une étiquette. Jean Hilliker arrive à L.A. vers la fin de l’année 1938. Elle remporte un concours de beauté, foire un bout d’essai, et rentre à Chicago. Elle habite un grand appartement avec quatre autres infirmières. Une lesbienne hommasse faisait régner l’ordre dans la volière. Jean tombe enceinte, tente d’avorter par ses propres moyens et déclenche une hémorragie. Un copain toubib répare les dégâts. Elle a une liaison avec lui, le largue puis épouse un type riche. Son premier mariage tourne vite au fiasco. Jean se rappelle à quel point Los Angeles lui a plu et monte dans un bus. Une de ses amies connaît une nana qui s’appelle Jean Feese. Jean F. était mariée à un jean-foutre plutôt beau gosse nommé Ellroy.
Ils font connaissance, ils se plaisent, ils se mettent en ménage. Mon père largue Jean n° 1. Jean n° 2 tombe enceinte en 47. Ils se marient en août. Une grossesse à problèmes présage ma vie frénétiquement perturbée et balisée par ma mémoire.
Je n’ai jamais été séduit par Rita Hayworth. Épilée des jambes aux sourcils, laquée, vernie, remodelée, améliorée. Elle a viré mon père avant l’implosion du couple Hilliker-Ellroy. Elle a été pour mon père le deus ex machina qui lui a fait faux bond. Il avait un arrangement parfait avec Rita. C’est elle qui y a mis fin – pas lui. L’avenir lui promettait d’autres arrangements parfaits. Il y avait d’autres Rita de par le vaste monde. Il s’en trouverait bien une.
C’était un discours de minable, même aux oreilles d’un môme pas brillant et prédisposé à le croire. J’ai entendu ce discours exprimé sur un ton plaintif, geignard, et faux jeton. Jean Hilliker a entendu mon père le brailler, le beugler, le débiter avec des sanglots dans la voix – derrière des portes de chambre qui m’étaient fermées au nez. Elle sous-estimait ma capacité à écouter aux trous de serrure et à extrapoler. Elle ne me croyait pas suffisamment malin pour décrypter les soupirs. Elle agressait verbalement mon père avec moins de pathos et à un volume sonore plus raisonnable. Je regardais la tristesse et la colère s’accumuler en elle. Je ne l’ai jamais entendue les exprimer. De l’extérieur, je l’ai vue les concevoir et les réprimer au lieu de les formuler.
Tu es un faible. Tu vis aux dépens des femmes. Je ne te laisserai pas profiter de moi beaucoup plus longtemps.
Je savais que c’était vrai – à ce moment-là.
J’ai pris le parti de mon père – à ce moment-là.
Je détestais ma mère, à cette époque. Je la détestais, parce que mon père, c’était moi, et une fois qu’il serait parti, je me retrouverais seul avec toute l’étendue de ma honte. Je détestais ma mère parce que je la désirais de diverses façons, toutes inqualifiables.
J’étais un Ellroy, en ce temps-là. Je suis un Hilliker aujourd’hui. D’un côté, notre orgueil ; de l’autre, mon identité écartelée.
Mon père a fait de moi son complice en médisance. Son leitmotiv : C’est une alcoolique et une traînée. De façon abjecte, j’ai adhéré à ce jugement. Il m’a dit qu’il avait engagé un détective privé pour surveiller ma mère. Je l’ai cru sur le moment. Je sais aujourd’hui que c’était du pipeau. Cela n’avait pas d’importance à ce moment-là. Cherchez la femme*[4]. Les détectives imaginaires m’ont conduit aux femmes.
Pour moi, tous les hommes seuls étaient des détectives. Tous les piétons étaient des détectives. Tous les hommes qui se cachaient derrière un journal, c’était moi qu’ils pistaient. Mon père faisait travailler une agence entière de privés. Un nombre égal de limiers espionnait ma mère.
Mon père était en quête de la prochaine Rita Hayworth. Il décrivait ainsi son boulot : « Esclave de l’industrie du cinéma » et « Charognard de Hollywood ». Il exploitait un filon imaginaire. Il touchait le pactole qui échappait au sergent Bilko malgré toutes ses magouilles et à George le Caïd en dépit de sa cupidité. La police privée revenait cher. C’est dire si mon père m’aimait. Une bande de barbouzes assurait ma sécurité. Une seconde bande suivait la rousse saute-au-paf dans les bars louches et les hôtels de passe. La débauche était un argument qu’il n’était pas facile de faire admettre. Dans les affaires de garde d’enfant, les juges prenaient habituellement parti pour la mère. Mon père avait conservé des relations du temps où il travaillait pour les gens de cinéma. Il était bien renseigné sur les juges juifs qu’on pouvait acheter. Il suffisait de glisser une provision plus que confortable à Perry Mason.
Et ça, alors, ça m’impressionnait énormément. Je regardais la série Perry Mason chaque semaine. Mon histoire allait peut-être passer à la télé.
Mon école se trouve à l’angle de Wilshire Boulevard et Yale Street, et j’habite près du carrefour Broadway-Princeton. À Santa Monica, la circulation des piétons n’était pas intense. La plupart du temps, je vais à l’école à pied, et j’en reviens en flânant de ci, de là. Mon vagabondage reste confiné à un cercle de trois kilomètres de circonférence. Wilshire Boulevard est parsemé de bars et de motels. J’adore le Broken Drum, le Fox and Hounds et l’Ivanhoe. Je traînasse devant la porte et je regarde les privés entrer et ressortir. Je pose sur eux un regard neutre qui dévie bientôt vers la première femme présente dans les parages, ou vers toutes les femmes si elles sont plusieurs. Cela me confirme que les sbires de mon père font leur boulot, et je prends mon pied à détailler le décor avoisinant.
C’est une séquence floue, vieille de cinquante ans, en Technicolor de ces années-là. Elle est cadrée Vista Vision et en Sexorama. Elle comprend des arrêts sur image et des plans de coupe qui représentent de nouveaux stimuli et témoignent que mon attention se disperse.
Certains détails restent juteux. Le bus de Wilshire qui déverse un flot de lycéennes – des élèves de l’Uni High School. L’une des filles balance ses livres de classe, maintenus ensemble au bout d’une ceinture marron. Je marche à côté d’une autre fille, plutôt potelée. Elle est bras nus. L’une des bretelles de sa robe glisse constamment, elle la remonte sans cesse. Le fin duvet noir de son bras est couvert de poudre. Je regarde des femmes entrer dans les chambres du motel Ivanhoe. L’une d’elles, de type italien, ne cesse de tripoter les échelles de ses bas. Les arrêts de bus sont des endroits parfaits pour voir et revoir les mêmes scènes. Au carrefour de Santa Monica Boulevard et Franklin Street, je repère le même détective à plusieurs reprises. À chaque fois, il bavarde avec une voisine. Un jour, elle portait une robe vert sombre qui lui découvrait copieusement le dos. La fermeture éclair était coincée juste au-dessus de l’agrafe de son soutien-gorge. Elle disait au type qu’elle travaillait à Beverly Hills. Elle portait une sacoche au lieu d’un sac à main. Il me sembla qu’elle avait le même âge que Jean Hilliker. Avant de monter dans le bus, elle fumait toujours une dernière cigarette qu’elle jetait sous la roue avant droite.
Un soir, je l’ai attendue. J’avais 9 ans, et j’étais déjà obsédé au point de faire ce genre de chose. Le bus du retour la déposa de l’autre côté de la rue, juste en face de l’arrêt où elle le prenait le matin. Je la pistai jusqu’à une baraque d’Arizona Avenue. En ouvrant sa porte, elle me repéra. Elle me lança un regard de schizo et referma la porte. Je ne la revis jamais.
C’était une surveillance à l’intérieur d’une surveillance. J’entrais en coup de vent dans une cafétéria, j’utilisais les toilettes, et je ressortais aussi vite. J’entrais dans des bars verboten aux enfants et je lorgnais le comptoir. Je voyais des femmes dont le miroir placé sur le mur me renvoyait le reflet. Je voyais des femmes à l’air pensif faire tourner des cendriers. Je voyais des femmes laisser pendre au bout de leur pied une chaussure à talon plat.
Le lycée Samo et le collège Lincoln se trouvaient près de chez moi. Les jours de classe, les élèves passaient dans mon quartier vers seize heures. Garçons et filles ensemble. Tous plus âgés que moi. Les filles serraient leurs livres scolaires contre elles, s’écartant les seins. L’une d’elles calait son menton sur ses bouquins et se balançait tout en marchant. Elle traînait toujours derrière les autres. Elle était pâle. Elle avait de longs cheveux bruns et portait des lunettes. Une cour séparait sa maison de la mienne. Je ne connaissais pas son nom. Je décidai de l’appeler « Joan ».
Je commence à espionner son bungalow. À plusieurs reprises, je la vois en train de lire. Elle est assise en biais dans un fauteuil et fait bouger ses orteils. J’observe sa vie de famille. Son père porte une kippa et il est aux petits soins pour elle. La maman a une préférence pour son lourdaud de petit frère. Cela fait cinquante-trois ans que je pense à Joan et que je prie pour Joan. Je la considérais comme une prophétesse, à l’époque. J’avais raison. Une femme portant réellement le nom de Joan apparut dans ma vie quarante-six ans plus tard. Physiquement, elle était trait pour trait cette lycéenne dont j’avais imaginé le prénom.
Les deux Joan ont disparu, à présent. La vraie Joan était une brune aux cheveux spectaculairement striés de gris. Je l’ai vue pour la dernière fois il y a quatre ans. J’ai appris qu’elle avait eu un enfant. Je me demande combien de nouvelles mèches grises se sont insinuées dans ses cheveux noirs.
Nous avons réussi à regagner L.A. avec un fond de réservoir et 1,98 dollar. La peinture de la Buick était éraflée et il lui manquait ce fameux rétro extérieur droit. Je suis retourné à mes errances et à mes méditations.
Jean Hilliker est retournée à Brahms et au bourbon, et à son boulot d’infirmière chez Airtek Dynamics.
Je n’ai plus repensé au livre de magie ni à la Nazillette et sa turlute avortée. Je n’ai pas concocté de potions. Un matin de grand froid, j’ai piqué une rogne contre ma mère à la sortie de l’église. Je lui ai conseillé de bien se tenir – mon père avait engagé Perry Mason pour obtenir de me garder. Jean Hilliker a trouvé ça désopilant. Elle m’a expliqué que le Perry Mason de la télé était un personnage inventé. En plus, cet acteur aux sourcils en broussaille était pédé.
Mon vieux n’arrêtait pas de me tanner pour que j’espionne ma mère. Il appelait sans cesse chez nous, ce qui la rendait folle. Elle remettait constamment sur le tapis son projet de déménagement pour qu’on s’installe en banlieue.
Elle persistait, elle insistait, elle racontait des salades, elle m’embobinait, elle mentait. « En banlieue » : euphémisme/propagande/double langage de langue fourchue. La vallée de San Gabriel, c’était l’exil dans la fournaise. Une populace de petits Blancs et de clandestins mexicains. Le paradis des traîne-patins.
Évidemment, on est partis s’installer là-bas.
Évidemment, c’est là-bas qu’elle est morte.
Évidemment, c’est moi qui ai causé sa mort.
Je me jette aux pieds des femmes et je leur parle seul dans le noir. Elles me répondent. Ce sont elles qui m’ont convaincu de ma culpabilité.
Nous avons déménagé la veille de la Saint-Valentin. Sous la porte de Joan, j’ai glissé une carte ornée d’un gros cœur rouge en relief. Quarante-huit ans plus tard, j’ai offert à la vraie Joan une carte de la Saint-Valentin et un chemisier. Nous avons fait l’amour dans une suite d’hôtel et projeté de nous marier.
Notre liaison prit fin peu de temps après. À présent, je suis seul avec les images de Joan. Mentalement, je la regarde vieillir et devenir plus forte. Elle est en moi comme toutes les autres – il n’y en a pas deux qui se ressemblent, chacune est unique.